OPINION PUBLIQUE SELON L’ENCYCLOPEDIE UNIVERSALIS

L’opinion publique fait partie des phénomènes sociaux apparemment évidents mais qui se dérobent à l’analyse dès que celle-ci vise à la précision scientifique. En effet, si l’incertitude n’affectait que son mode de formation, son ampleur ou ses conséquences, on pourrait attendre qu’une étude mieux informée, des moyens d’investigation plus fins conduisent à lever l’équivoque. Mais ce qui est plus grave, c’est que l’hésitation porte sur la consistance même du fait et rend sa définition rebelle à une formulation indiscutable. On ne doit donc s’attendre ici qu’à une approche excluant toute infaillibilité dogmatique.

Un point, toutefois, est hors de discussion : l’opinion publique est un phénomène collectif, ce qui écarte de l’examen l’opinion « privée », c’est-à-dire ce que les individus, ut singuli , pensent à propos d’une certaine question. Faut-il, en outre, que cette convergence de vues se manifeste explicitement ? On peut le contester en faisant valoir que l’existence de l’opinion est indépendante de son expression. Ceux qui évoquent l’opinion de la « majorité silencieuse », notamment, se réclament aujourd’hui de cette thèse. Pourtant cette conception d’une opinion tacite ne nous semble pas devoir être retenue car, s’agissant d’une opinion publique , on ne saurait se contenter d’une présomption. On dira donc que l’opinion publique est une force sociale résultant de la similitude de jugements portés sur certains sujets par une pluralité d’individus et qui s’extériorise dans la mesure où elle prend conscience d’elle-même. Le point d’application de l’opinion publique n’est pas spécifiquement politique : il y a des opinions à propos de la valeur d’un film, de la réalité des soucoupes volantes ou de l’opportunité d’un étalement des vacances. Cependant les problèmes politiques constituent le domaine privilégié de l’opinion publique : d’une part, du moins en démocratie, ils se présentent de manière à solliciter l’attention de tous ; d’autre part, étant une force sociale, l’opinion est portée à faire prévaloir le point de vue dominant en le politisant.

Si la similitude des réactions est indispensable pour qu’il y ait opinion publique, c’est à propos de cette ressemblance que se présentent les difficultés de l’analyse. La première consiste à délimiter l’assise sociale de l’opinion. Est-ce le groupe au sens technique du terme, qui implique conscience des membres d’appartenir à une formation sociale ayant ses caractères propres ? Est-ce l’ensemble indifférencié des individus composant une population ? D’autre part, et c’est là une seconde source d’incertitude, quelle est la part des opinions privées dans la constitution de l’opinion publique ? Sans doute, un jugement individuel ne préjuge pas le contenu de l’opinion publique, mais celle-ci est tout de même formée par un concours de pensées ou d’appréciations personnelles. La question est donc alors de connaître les rôles respectifs des attitudes individuelles et des facteurs extérieurs qui agissent par l’entremise du milieu. Enfin une dernière difficulté tient non plus à l’origine ou à la consistance de l’opinion publique mais à ce caractère paradoxal qui lui est attaché de joindre la constance à la mobilité. Tout se passe comme si elle était susceptible de niveaux différents qui la font apparaître tantôt permanente et tantôt contingente.

C’est à dissiper ces ambiguïtés qu’il convient d’abord de s’attacher en discernant les critères qui permettent de distinguer d’autres manifestations de la mentalité collective. Cette distinction conduira à éviter de confondre opinion et volonté populaire et, par là même, à mesurer le sens et la valeur de l’opinion publique comme instrument politique.

Critères de l’opinion publique

Il y a lieu de retenir le mode de participation de l’individu à l’avis commun, l’intensité de cette participation et l’étendue du cercle de ceux qu’elle concerne.

Quant au mode de participation, il implique, au départ, un jugement personnel, un effort de réflexion. Certes, une fois formée, l’opinion est autre chose qu’une rencontre d’opinions personnelles ; elle a sa vie propre. Mais sa substance a trouvé son origine dans des attitudes individuelles. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit de la connaître, les sociologues utilisent la technique des sondages, qui consiste à savoir ce que chacune des personnes interrogées pense ou croit individuellement. Par là l’opinion se distingue de l’idéologie, dont le contenu est objectif et s’impose de l’extérieur. D’autre part, la délibération d’où procède l’opinion est le fait d’un esprit libre. Assurément le conditionnement social n’est pas étranger aux jugements portés. Ils reflètent le milieu, l’éducation, la condition et tout l’appareil de représentations, de valeurs et de croyances qui enrobent l’homme. Toutefois, en participant à l’opinion publique, on fait abstraction de ce déterminisme ou, du moins, on cherche à s’en affranchir. C’est l’intelligence ou la sensibilité qui prend parti ; ce n’est pas l’allégeance sociale, économique ou professionnelle.

Ce caractère désincarné légitime le second critère permettant de définir l’opinion publique. En effet, s’il y a lieu de considérer l’intensité de la participation de l’individu à l’avis collectif, c’est parce que, s’agissant de l’opinion, cette intensité apparaît fort modérée. L’opinion n’est pas déterminée par un intérêt, elle ne formule pas une revendication dont on attendrait un bénéfice personnel. Elle est une exigence de l’esprit ou une réaction du cœur. Or, sauf chez les grands caractères, ce ne sont pas là des sources d’intransigeance. Ce qui explique que l’opinion n’engage pas intensément. Sans doute lit-on souvent des formules telles que : l’opinion exige..., l’opinion réclame..., l’opinion ne tolérerait pas... ; seulement, si l’on entend préciser ce dont on parle, ces expressions sont fâcheuses en ce sens qu’elles confondent deux formes de mentalité collective : la manifestation d’une volonté et l’extériorisation d’une opinion, phénomènes qui n’ont ni la même origine ni la même intensité et qui, par conséquent, produisent des effets différents.

Le défaut d’intensité (et, par suite, la malléabilité) de la conviction s’explique par l’étendue du cercle des individus que rassemble l’opinion publique. Elle ne concerne que des sujets pouvant susciter des jugements analogues chez des gens que distinguent par ailleurs leur mode et leur niveau de vie, leurs préoccupations professionnelles, voire leurs croyances philosophiques ou religieuses. Assurément on parle de l’opinion des milieux boursiers, des milieux sportifs ou des milieux agricoles ; mais, précisément, la référence à un milieu particulier interdit d’y voir l’opinion publique.  Si l’on veut conserver à celle-ci sa spécificité, il convient de mettre en relief sa généralité et, pour tout dire, sa vocation à être dominante. Dans un pays donné, à un moment donné, il peut y avoir une pluralité d’opinions, il n’y a qu’une opinion publique. C’est là ce que l’on pourrait appeler son caractère majoritaire qui tient, non à ce qu’elle réunit nécessairement la moitié plus un des individus, mais au fait qu’en face d’elle il n’existe que des opinions sectorielles tributaires d’un milieu déterminé, alors qu’elle rassemble les jugements portés par les individus en tant que membres de la société globale.

Opinion publique et volonté du peuple

Les critères de l’opinion publique permettent de la distinguer de la volonté populaire, car, entre elles, il y a un seuil qui, sociologiquement autant que politiquement, ne peut être ignoré sans dommage. Si, notamment, les institutions représentatives souffrent aujourd’hui d’un malaise que nul ne songe à nier, c’est parce que, conçues pour être des instruments de l’opinion, leur utilisation par des volontés particulières les trouve inadaptées. L’opinion révèle un vœu national, les volontés nourrissent des impératifs partisans.

Une première différence réside dans leurs sources respectives. Tandis que l’opinion publique est une synthèse réalisée à partir d’éléments disparates, la volonté du peuple exprime des exigences unifiées. L’opinion n’existe qu’au niveau du collectif ; les individus dont elle reçoit l’adhésion conservent leur originalité car ils ne sont liés que par leur participation à un avis commun limité à la question qui fait l’objet de l’opinion. Ce qui les rapproche, c’est leur accord : leur entente est un terme, ce n’est pas un point de départ. La volonté populaire, au contraire, s’enracine bien plus profondément dans les vouloirs individuels. Ce n’est pas une synthèse, mais un faisceau d’impératifs qui ont leur origine dans la conscience de tous ceux qui communient en elle. Elle ne transforme pas des vouloirs particuliers ; elle les amplifie en enregistrant leur concordance. Tandis que l’opinion publique est le résultat d’une élaboration, la volonté populaire est le produit d’une addition. D’où il suit que l’on retrouve en elle l’influence de tous les facteurs qui conditionnent les volontés individuelles, et, au premier chef, la situation concrète de ceux qui la formulent.

Par là s’explique une deuxième différence qui sépare la volonté populaire de l’opinion publique, et qui concerne leur contenu. En tant que représentation propre à un groupe national, l’opinion publique se cristallise autour de problèmes posés en termes généraux et, en quelque sorte, impersonnels. Ce qui revient à dire qu’elle porte sur des questions à propos desquelles les individus ne se sentent pas directement ou gravement concernés. Il y a incontestablement une opinion publique sur le problème de l’alcoolisme. Admettra-t-on pour la former l’avis des bouilleurs de cru? La jeune fille qui attend un enfant sans l’avoir voulu a certainement une idée relativement à la « pilule » ; il serait cependant abusif de considérer qu’elle participe à l’opinion publique sur l’emploi des contraceptifs. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a dans l’opinion publique ce que l’on pourrait appeler une communauté d’indifférence qui explique sa mobilité et qui la rend plus perméable aux influences que la volonté du peuple.

En effet, la substance de celle-ci est faite d’exigences individuelles intégralement conçues avant de se fondre dans une volonté commune qui est lourde de toutes les préoccupations, des soucis, souvent même des angoisses qui sont le lot de la vie quotidienne. La volonté populaire procède de situations concrètes qui seront directement affectées par le sort de ses revendications. C’est bien pourquoi elle ne peut se permettre cette sorte d’ascétisme dont se prévaut parfois l’opinion, mais qui, au fond, révèle qu’elle n’est qu’un luxe pour celui qui la professe.

D’où une troisième différence entre opinion publique et volonté du peuple, et qui tient à l’inégalité de leur intensité. Certes, depuis Voltaire, tout est dit sur la puissance de l’opinion. Il lui manque cependant ce qui fait la force véritable, c’est-à-dire la constance et le courage. Qu’elle soit versatile, il n’est plus besoin de le démontrer. Mais il faut noter que cette inconstance lui ôte de son efficacité puisqu’il n’est guère de circonstances où l’on ne puisse avoir raison de l’opinion publique à condition de savoir attendre. D’autre part, même dans les moments où elle paraît bien assurée, elle n’est forte que de la faiblesse des obstacles qu’elle rencontre. Qu’une résistance se dessine, servie par une volonté ferme, alors elle se désagrège. C’est qu’en effet elle est sans courage parce qu’elle est sans conscience. Non qu’elle soit dépourvue de valeur morale, mais parce que, phénomène collectif, elle est trop détachée de l’être profond des hommes pour s’adresser à cette ressource qui n’existe qu’en eux et qui est la foi. Foi religieuse, foi politique, foi sociale ou philosophique, ce sont là des richesses dont le collectif ne bénéficie que lorsque l’homme se donne à lui tout entier. Or, dans la mesure où il contribue à former l’opinion publique, l’individu ne s’engage pas ; il se prête, et encore partiellement. L’opinion participe au rite plus qu’à la croyance : finie la cérémonie, il n’y a plus de fidèles. Chacun rentre chez soi, regarde la télévision ou répare une étagère.

Tout autre est l’intensité de la volonté populaire. Comme elle prend naissance au niveau des vouloirs individuels, elle porte la marque qui caractérise les engagements personnels : plus d’obstination, de constance et de combativité. Tandis que l’opinion se transforme sous l’influence de facteurs qui sont étrangers à l’objet qui la motive (que l’on songe à l’accident qui change les rieurs de côté), la volonté du peuple n’est sensible qu’aux variations qui affectent son objet. Il est de son essence de tendre à se réaliser. Il y a en elle un dynamisme dont l’opinion est rarement animée. L’opinion publique juge ; elle suggère rarement et ne crée jamais. Elle se saisit des problèmes portés devant elle, mais ce n’est pas elle qui les pose.

L’opinion publique, instrument politique

La distinction entre opinion publique et volonté populaire est politiquement essentielle car elle permet d’attribuer une signification précise à la formule « gouvernement d’opinion » en évitant de le confondre avec tout régime où les gouvernés ont la possibilité de se faire écouter par les gouvernants.

Le gouvernement d’opinion a été pratiqué effectivement dans le cadre de l’État libéral. Adoptés en Angleterre dès le milieu du XVIIIe siècle, ses mécanismes se sont introduits timidement en Europe continentale sous le couvert des monarchies constitutionnelles pour devenir le droit commun des pays démocratiques jusqu’à la guerre de 1914. Les caractères de ce système de gouvernement sont le corollaire de ceux qu’on a observés comme étant inhérents à l’opinion publique au sens strict du terme.

D’abord il s’agit d’une démocratie exclusivement politique ; l’opinion dont se réclament les gouvernants n’est pas faite des exigences propres à telle ou telle catégorie sociale ; elle est l’expression de vues communes à la majorité des gouvernés qui se prononcent en tant que citoyens, c’est-à-dire sans mettre en cause leur situation particulière. Il apparaît ainsi que le gouvernement d’opinion est, par excellence, la formule gouvernementale qui s’accorde avec les impératifs du libéralisme. Le gouvernement d’opinion est, ensuite, celui où, sans que soit pour autant contestable son assise démocratique, le pouvoir dispose d’une large marge de manœuvre par rapport aux gouvernés. En effet, ceux-ci n’ont pas un rôle d’initiative mais de contrôle. Ils consentent plus qu’ils ne veulent. C’est donc aux gouvernants qu’il appartient d’imaginer une politique que le peuple est seulement habilité à ratifier ou à rejeter. Au surplus, la faible cohérence de l’opinion joue en faveur des dirigeants. Certes, la pression qu’elle exerce peut être, à certains moments, considérable, mais l’hétérogénéité de ses motivations la rend instable. Les appréciations qu’elle rassemble sont tantôt assurées, tantôt hésitantes, tantôt prêtes au revirement. En jouant sur ces nuances, un gouvernement habile peut aisément se concilier l’opinion tout en choisissant seul la voie qu’il entend suivre. Enfin, le gouvernement d’opinion est un régime de tolérance, car les exigences de l’opinion publique n’ont ni le fanatisme de l’idéologie, ni la constance des volontés. Elles portent sur des sujets à propos desquels les transactions sont possibles. D’autre part, procédant de partis qui sont eux-mêmes des partis d’opinion (cf. PARTIS POLITIQUES), les gouvernants ne sont pas liés par des instructions impératives ; ils ne sont pas les mandataires d’une catégorie sociale déterminée, mais de l’ensemble des citoyens qui, se prononçant à ce titre par l’entremise de l’opinion publique, ne sauraient faire valoir que des impératifs afférents à l’intérêt de la collectivité globale.

À tous ces traits on reconnaît le système politique qualifié de démocratie gouvernée (cf. DÉMOCRATIE). L’opinion y était souveraine parce que sa nature s’accordait aux objectifs de l’État libéral. Or on doit reconnaître que dès lors qu’on l’entend au sens spécifique qui vient d’être dégagé, l’opinion publique connaît aujourd’hui un déclin. Phénomène inhérent à une société individualiste, le climat de la société de masse ne lui est pas favorable. Désindividualisé par le genre de vie qu’il mène, malhabile à penser isolément, à s’abstraire des intérêts de sa classe, l’homme est porté soit à l’indifférence, soit à l’engagement idéologique. Dans le premier cas, ce que l’on persiste à désigner sous le nom d’opinion publique n’est plus qu’un conformisme morose, dans le second, elle se fait partisane ; elle n’est plus le ciment d’un consensus, mais l’expression de revendications sectorielles qu’exploitent les groupements d’intérêts ou les formations politiques qui se recommandent de la « volonté du peuple ».

Ce n’est pas dire cependant que l’opinion a perdu toute influence dans la vie politique. Elle y est encore présente, mais dégradée jusqu’à devenir un instrument des gouvernements plutôt que leur inspiratrice. Ils s’efforcent de la reconstituer pour trouver en elle une force unitaire capable de s’opposer à l’effet corrosif des doctrines partisanes. À cette fin, la société dite de consommation leur procure, plus que d’autres, des thèmes favorables. Ils font valoir qu’une société industrielle forme un tout dont les parties sont solidaires et que, par conséquent, tout effort pour rationaliser son fonctionnement doit procéder d’une vue globale des intérêts qui s’y entrecroisent. Si donc les gouvernés veulent que leurs vues soient prises en considération, ils doivent s’être donné du recul par rapport à leur condition personnelle. Il leur faut penser l’ensemble et avec l’ensemble. Les gouvernants peuvent également évoquer les impératifs qui commandent le développement de la société industrielle : productivité et croissance. Si le bien-être de chacun dépend de la façon dont ils sont respectés, les mouvements sociaux seront considérés comme perturbateurs du progrès et une opinion publique pourra être suscitée pour les condamner. Il n’est pas jusqu’aux mythes qu’engendre la superstition du changement – les lendemains prospères conditionnés par les aujourd’hui dociles – qui ne rassemblent, dans une opinion consentante, les hommes émerveillés par les progrès de la technique.

Autour de ces thèmes et grâce à une information dirigée dont les moyens ne lui font pas défaut, le pouvoir n’a pas de mal à rassembler une sorte d’acquiescement tacite que l’on nomme encore l’opinion publique, mais d’où est exclu ce qui fit naguère la valeur de celle-ci : un effort de réflexion personnelle. La société présente tend à évacuer les problèmes au niveau de l’individuel et, trop heureux d’être, par elle, dispensés de penser, ses membres ne lui demandent que des tranquillisants. Ainsi, l’opinion publique, qui fut autrefois critique et peu maniable, en arrive aujourd’hui à attendre des mass media  à la fois l’objet qui la sollicite et le jugement qu’il convient de porter sur lui. Politiquement, si cet affadissement de l’opinion devait se poursuivre, elle deviendrait le fondement d’une démocratie consentante où les gadgets ménagers et les projets de week-end dispenseraient le peuple de la responsabilité de prendre en charge son destin.

 

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