DIS-MOI QUI TU ES, JE TE DIRAI POUR QUI TU VOTES

par Louis Maurin

L'âge, le sexe, le patrimoine ou la catégorie socioprofessionnelle influencent le choix des électeurs dans l'isoloir. Mais le déterminisme simpliste n'est pas de mise en matière de comportement électoral. Un casse-tête pour les politologues qui s'échinent à trouver les paramètres miracles qui donneraient la clé d'une élection.

A voté ! Au premier tour de l'élection présidentielle, au moment de choisir un candidat, chaque électeur a eu le sentiment d'accomplir un acte éminemment personnel. Dans le secret de l'isoloir, tout est possible. On choisit selon son opinion, en toute liberté. Normal, c'est le principe même de la démocratie. En réalité, les choses sont plus compliquées. Notre main est guidée par notre appartenance à tel ou tel groupe social, tel ou tel système de valeurs, et orientée par l'offre politique en présence. Depuis le début du siècle, les politologues s'échinent à débusquer ces fameux facteurs influençant le vote. Logique : celui qui trouve le paramètre miracle peut fixer les clés de l'élection, donc du pouvoir. Ainsi, si l'on pouvait déterminer avec précision quelle catégorie sociale vote pour quel parti, on pourrait prévoir à l'avance le résultat des élections : il suffirait pour cela d'analyser finement l'évolution de la société.

 

En France, c'est André Siegfried qui a conduit les premières recherches sur les déterminants du vote. Dans son Tableau politique de la France de l'Ouest sous la troisième république (1), il concluait sur l'impact de facteurs géologiques. Le type de sol détermine le mode d'habitat, qui influence à la fois les structures familiales, le mode de propriété et le système religieux, et en fin de compte le vote. Dans les années 60, Paul Bois (2) a mis l'accent sur le rôle de l'histoire dans la construction des systèmes de valeurs : il a étudié l'impact des événements liés à la révolution dans le département de la Sarthe.

 

Depuis, les chercheurs ont largement affiné l'analyse et mis en valeur le rôle de l'âge, du sexe ou de la catégorie sociale dans les comportements électoraux. Mais ce n'est qu'à la fin des années 70 que paraît la première grande synthèse sur le sujet. Dans Classe, religion et comportement politique (3), Guy Michelat et Michel Simon mettent en relief deux grands types d'explications du vote et deux univers politiques cohérents : d'une part, l'identification aux valeurs catholiques et le vote de droite, d'autre part, l'appartenance au groupe social des ouvriers et le vote communiste.

 

D'autres chercheurs ont fait ressortir l'impact de facteurs comme le patrimoine (4), le fait d'être salarié ou indépendant (5), le sexe (6) ou l'âge (7). En schématisant, les possédants, les indépendants et les vieux votent plus à droite. Les femmes ont davantage tendance à légitimer l'ordre établi. Quant au niveau de diplôme, il influence le fait de participer, plus que le vote lui-même. C'est ce type d'analyse qui a permis de montrer l'émergence des couches moyennes salariées, revendiquant un certain libéralisme culturel qui a fait le succès du Parti socialiste au début des années 80 (4).

 

L'analyse sociologique du vote est-elle toujours pertinente ? Les travaux les plus récents ont mis en relief certaines inflexions. D'abord, le vote des femmes apparaît de moins en moins différencié de celui des hommes, même si elles favorisent moins les extrêmes. En 1988, elles ont été plus nombreuses que les hommes à soutenir Mitterrand au premier tour. En fait, cette banalisation reflète surtout l'évolution de leur situation économique et sociale à travers le développement du travail salarié féminin.

 

Le rôle de l'âge est plus complexe que la division jeunes = gauche, vieux = droite. On a tendance à mélanger des effets de cycle de vie et de génération. Les nouvelles générations d'aujourd'hui sont plus concernées par le chômage que par le libéralisme culturel. Elles sont donc moins prédisposées à voter pour la gauche qui, à leurs yeux, a presque toujours été au pouvoir (les plus jeunes votants à la présidentielle de cette années sont nés en 1977). En ce qui concerne les personnes âgées, leur vote est surtout déterminé par leur niveau de patrimoine, la pratique religieuse ou le fait de ne pas avoir travaillé (pour les femmes), plus que par un certain conservatisme lié à l'âge des artères.

 

Reste la question des catégories socioprofessionnelles. Leur évolution n'a pas connu de tournant particulier au début des années 80. Même si le nombre d'ouvriers a continué à diminuer, la tertiarisation et le développement des professions intermédiaires, qui portaient les valeurs de libéralisme culturel de la gauche, se sont poursuivis. Dans le même temps, les valeurs liées au catholicisme ont encore décliné. Autant de facteurs qui auraient dû être sociologiquement porteurs pour la gauche.

 

Comment alors expliquer la victoire de la droite aux législatives de 1986 ? Plusieurs pistes peuvent être recherchées. Certains politologues ont développé une critique radicale de l'analyse sociologique du vote, affirmant que l'on assistait à la naissance d'un nouvel électeur, rationnel et votant sur des enjeux concrets (voir encadré). En réalité, les déterminants sociaux n'excluent pas la rationalité. Plus qu'une transformation soudaine de l'électorat, c'est à une évolution du contexte politique qu'il faut se référer pour comprendre les déterminants du vote.

 

En effet, l'analyse sociologique - qui porte sur des éléments structurels - ne peut s'appliquer sans prendre en compte la conjoncture dans laquelle se déroule le vote. Du même coup, de nombreux facteurs, autres que sociologiques, doivent être intégrés dans l'explication du vote. Certains sont liés au système politique lui-même : ainsi, par exemple, les petits partis seront gagnants aux scrutins proportionnels, mais perdants aux scrutins majoritaires. De même, le vote utile au premier tour de la présidentielle a fait perdre des voix aux petits candidats.

 

Enfin, l'offre et le contexte politique sont à prendre en considération. Certaines personnalités peuvent rassembler au-delà des clivages gauche-droite, en fonction soit de leur charisme, soit de leur programme. Cette année, Jacques Chirac est parti, tambour battant, à la pêche aux voix des électeurs populaires de gauche, perdus par le parti socialiste au cours des années 80. De même, des éléments extérieurs au système politique peuvent influencer le vote, comme l'affaiblissement du communisme sur un plan mondial, qui a contribué à la chute du parti communiste en France, passé de 25 % des suffrages sous la Quatrième République à une moyenne de 8 %. Sa fonction tribunitienne de défense des intérêts de la classe populaire a été en partie reprise par le Front national ou par une personnalité comme Bernard Tapie lors des élections européennes de 1994.

 

De même qu'il faut prendre en compte une multiplicité de facteurs, il n'existe pas de déterminisme social pur et dur. " La détermination ne s'exerce pas de façon mécanique, même quand elle apparaît particulièrement forte et explicative ", estime Jacques Lagroye (voir Pour en savoir plus). Ce n'est pas le fait d'être instituteur qui fait voter à gauche, ni le fait d'être patron qui fait voter à droite. C'est l'intériorisation de croyances, de représentations et d'attitudes, transmises par les groupes sociaux tels la famille, les amis ou les réseaux auxquels on appartient. Or, comme l'indiquent Nonna Mayer et Pascal Perrineau (voir Pour en savoir plus), aucun groupe social n'est politiquement homogène et aucun individu ne se définit par référence à un seul groupe. Il y a des ouvriers conservateurs et des catholiques de gauche. Les déterminants sociaux n'impliquent pas un déterminisme total, mais des inclinaisons à voter pour tel ou tel parti.

 

Relativisée, l'analyse sociologique du vote ne doit pas être oubliée. Certaines évolutions récentes peuvent tout à fait s'expliquer par des facteurs sociaux. En 1986, le parti socialiste subit l'usure du pouvoir. Mais il paie en même temps, auprès des classes moyennes, le tournant de la rigueur et la montée du chômage. " La partie la plus populaire des classes moyennes a été déçue. Elle avait des aspirations fortes à l'ascension sociale et certains parents se sont soudainement aperçus que la montée du chômage conduisait leurs enfants à occuper des postes de niveau social inférieur au leur. D'autres, surendettés, ont été étranglés par le renchérissement du crédit, ils n'ont rien gagné à la désinflation ", explique Gérard Grunberg, directeur de recherche au CNRS.

 

Ce phénomène est valable pour une large partie de la jeunesse, qui n'arrive pas à concrétiser en matière d'emploi une scolarité plus longue. Le développement du chômage et de l'exclusion a conduit, parmi les catégories populaires, au rejet du système politique (phénomène d'abstention) ou à favoriser les partis qui se placent en dehors des affrontements traditionnels (les écologistes à une certaine période, mais surtout le Front national). " Les trois grands partis, RPR, UDF et Parti socialiste souffrent certainement d'une crise de légitimité vis-à-vis de l'électorat populaire. Ils apparaissent comme les partis de la classe dominante, d'une certaine élite ", remarque Gérard Grunberg.

 

Si, comme le disent Nonna Mayer et Pascal Perrineau, " les variables lourdes dessinent toujours les contours du paysage politique français ", l'analyse sociologique mérite certainement d'être affinée. " Les données dont nous disposons actuellement ne sont pas suffisantes pour comprendre les relations entre les évolutions de la société et le vote ", reconnaît Gérard Grunberg. A l'occasion de l'élection présidentielle de 1995, une nouvelle batterie d'indicateurs va être mise en place, pour mieux analyser les déterminants sociaux. Elle devrait permettre de revenir plus en détail sur la géographie du vote, grand fondement de la sociologie politique française, d'affiner certaines catégories sociales aux contours flous, tels les employés, et de mieux prendre en compte la situation de couples composés d'individus appartenant à des catégories sociales différentes.

 

Loin d'être achevée, la quête des déterminants sociaux a encore de beaux jours devant elle. La recomposition politique actuelle la rend plus complexe, car les individus manquent de repères avec des univers de valeurs cohérents. C'est surtout vrai pour l'électorat des couches populaires qu'aucun des grands partis ne séduit vraiment. La droite classique n'arrive pas à capter les électeurs du Front national, présent sur la scène politique depuis douze ans, mais lui-même n'attirer pas les masses. La gauche paie encore l'exercice du pouvoir et la mise hors-jeu du communisme. La période qui suivra la présidentielle aura sans doute au moins le mérite de la clarté. Peut-être verra-t-on apparaître une offre politique nouvelle, structurant de nouveaux univers politiques.

(1) Ed. Armand Colin, 1980 (1ere édition en 1913).

 

(2) Paysans de l'ouest, par Paul Bois, éd. Flammarion, 1971, (1ere édition en 1960).

 

(3) Presses de la FNSP, 1977.

 

(4) France de gauche vote à droite, par Jacques Capdevielle et al., Presses de la FNSP, 1981.

 

(5) La boutique contre la gauche, Nonna Mayer, Presses de la FNSP, 1986.

 

(6) " Enquête sur les femmes et la politique en France ", par Jeanine Mossuz-Lavau et Mariette Sineau, Presses de la FNSP, 1983.

 

(7) Les 10-16 ans et la politique, par Annick Percheron, Presses de la FNSP, 1978.